En psychiatrie, la claustrophilie est définie comme une tendance morbide à vivre dans des endroits fermés et isolés. Elvio Facchinelli, qui le premier l’a théorisée , en réfère les causes au besoin primaire de fusion avec les figures parentales, de retour à l’espace clos du ventre maternel, à la tension indomptable de s’enfermer dans un claustrum pour se protéger d’un monde extérieur perçu comme dangereux. La pulsion claustrophile conduirait à projeter, dans son propre chez soi, l’image de l’utérus maternel protecteur, adhèrent, enveloppant, qui le sauverait des intempéries du monde. Des lieux mêmes de l’enfermement, il arrive que les reclus ne veuillent plus sortir. Devenus agoraphobes, patients ou prisonniers refusent et craignent l’extérieur pour se complaire dans un dedans ultra protecteur. Mais cet intérieur n’assume pas forcément les petites dimensions de l’existenzminimun. C’est souvent l’inverse que recherche le claustrophile : la générosité de l’existenzmaximum.
Cette tendance avait déjà été observée par Kafka dans Le Terrier. Il réalise le portrait d’une créature (le narrateur lui-même) qui passe sa vie solitaire à améliorer les dispositifs de protection d’une tanière souterraine faramineuse, bâtie par lui-même. Cet intérieur transformé, de plus en plus hermétique, apaisait chez lui la terreur d’être attaqué par des ennemis. Dans ce récit, la perception du temps est complètement perturbée. Le protagoniste vit dans un présent atemporel, dans un lieu éternel. La question du temps infini et du « présentisme » qui en découle, est également introduite par Facchinelli qui identifie une « zone claustrophile » excluant, dans les dispositifs psychanalytiques, le facteur temporel et où les individus s’enfermeraient dans un présent atemporel.
Plus récemment, l’« écrivain en chambre » Bill Bryson, en imaginant avoir à sa disposition un temps infini pour voyager d’un coin à l’autre de la planète, à bord d’un curseur temporel qui glisse au fil des siècles, se lance dans la description d’une histoire du monde sans sortir de son propre chez soi, l’imagination devenant une capacité à se projeter en dehors des limites de sa coquille étanche et sécurisée. Le repli sur soi, à l’intérieur de son cocon protecteur de la maison ou de l’appartement bourgeois du XIXe siècle, dans le sens d’une mise entre parenthèses dans ces espaces saturés d’objets, de meubles, et de bibelots, dans ses ambiances feutrées et tapissées, constitue une sorte de paroxysme du goût pour un enfermement volontaire et consenti, où l’univers intérieur devient refuge protecteur, révélateur et miroir de la personnalité de son habitant.
Par ailleurs, les histoires de l’architecture et du design présentent un échantillonnage d’expérimentations très variées, rêvées ou réalisées de lieux adhérents au corps, introvertis, voués à l’immobilité spatio-temporel et à l’isolement : les Living Containers que Sottsass réalise pour l’exposition « New Domestic Landscape » de 1972 au MoMA de New York, pensés pour contrer la « redoutabilité » des mondes dystopiques ; La Mobile Housing Unit, colorée et ultra moderne, conçue par Marco Zanuso et Richard Sapper pour la même exposition, est présentée comme « appareil électroménager hi-tech », à « intensément » habiter ; ou encore les six propositions – inachevées entre 1992 et 1994 – de Cellules, du plasticien franco-israélien Absalon, destinées à répondre aux besoins élémentaires de leur concepteur une fois projetées sur un des six continents.
D’autres lieux outre que le chez soi se prêtent également à l’enfermement. Ainsi, les claustrophiles expriment un engouement pour l’espace clos et hétérotopique, au théâtre et au cinéma au point que le théâtre québécois dans les années 1980 ait développé des drames claustrophiles où l’espace et l’émotion se conjuguent au sein d’un sujet passionnel. En effet ces personnes montrent un attachement affectif extrême, voire autistique, aux objets qui peuplent et entourent leurs espaces clos, aux matériaux qui les revêtent, aux éléments architecturaux qui les composent.
Le confinement peut également ne pas être littéralement « choisi », comme répondant à une pulsion, mais plutôt « consenti », comme le prix à payer pour faire-face. Les enveloppes de confinement deviennent alors des matrices, ici bien tangibles, pour garantir la survie des individus. Ces environnements extrêmes accueillent ainsi des communautés qui se retrouvent à vivre et à travailler en situation d’isolement. Dans ce sens, nombres de situations extrêmes engendrent des conditions d’enfermement voulues et désirées, que ce soit dans les sous-marins, les stations et vaisseaux spatiaux, les bases antarctiques, produisant des effets physiologiques et psychologiques modifiant les rapports au temps et à l’espace, mais aussi à l’altérité, dans un huis-clos trop souvent impensé.
Autre huis-clos, avec l’épreuve traumatique et mondiale du confinement en raison de la pandémie de Covid-19. La claustration, généralisée à l’échelle d’une société entière, nous faisant partager l’expérience d’une spatialité restreinte et d’un rapport au temps altéré, vécu comme une sorte de révélateur et d’accélérateur de notre civilisation. Révélateur de notre rapport au « dedans-dehors », avec également cette expérience peut-être tout aussi singulière du déconfinement, de redécouvrir le « dehors » après s’être laissé entourer de la protection du « dedans ».
Cet enfermement sanitaire a, en parallèle, mis au jour une dimension singulière de l’outil informatique, des réseaux et services, en ce que les applications en ligne y ont joué un rôle prépondérant et déterminant, renforçant et entérinant des usages nouveaux, particulièrement ceux d’une sociabilité depuis l’intérieur. Mis à l’isolement, une partie de la population y a découvert l’enfermement, et y a même parfois pris goût, à la fois accompagnée par et renforçant l’ubérisation des services.
Enfin, le confinement n’a pas qu’une dimension physique, car les murs peuvent également être virtuels et numériques, assemblés de briques d’Internet, de jeux vidéo, de réseaux sociaux ou de plateformes de chat ou de visioconférence. Tout un monde immersif à portée de doigt et d’écran, autosuffisant, un monde extérieur sans sortir de chez soi. Des études récentes ont montré l’énorme pouvoir hypnotique des écrans, pour leur fonction apaisante, assez infaillible pour réduire l’usager à un état de dépendance, agissant comme outil dissociatif par rapport à la stimulation provenant de l’extérieur. La pulsion à franchir les membranes qui les isolent de la société, déjà très affaiblie chez les claustrophiles, est neutralisée, et l’est également, le souhait incessant de retrouver ce lieu prénatal, car la fonction rassurante, quasi utérine est assumée par l’objet technologique dont l’attachement s’est exacerbé.
Objectifs
Le colloque vise à convoquer autour de la table un large panel de disciplines-observatoires du phénomène et des univers de la claustrophilie et des multiples effets sur l’aménagement des espaces, sur la manière de façonner seuils et frontières entre dedans et dehors, sur les usages mais encore à propos des claustrophiles eux-mêmes et de leur manière d’habiter l’espace de leur claustration, qu’il soit tangible ou intangible. L’objectif est d’aborder ces manifestations de manière transdisciplinaire, en croisant et en assemblant les points de vue et les expertises, à la manière des Studies, au moyen des communications scientifiques suivies de tables rondes. Les propositions de communications pourront présenter des études de cas ou aborder le phénomène de la claustrophilie d’un point de vue plus général. Elles pourront concerner indifféremment l’histoire, les enjeux contemporains ou une dimension théorique. Celles-ci pourront s’inscrire dans les problématiques suivantes :
- Qu’est-ce qui engendre et produit le goût, le désir ou la nécessité d’enfermement ? Quelles sont les conditions qui produisent la claustrophilie ? Qui en sont les acteurs ? Quels en sont les moteurs et les motivations ?
- Si l’environnement est un miroir rigoureux de l’investissement de notre psyché, comment ces lieux d’enfermement sont-ils organisés et articulent-t-ils le rapport entre l’espace et le temps ? Ce rapport particulier change-t-il le comportement et la relation au réel des claustrophiles ?
- Quelle est la nature des espaces et des objets de la claustrophilie ? Qui les conçoit et pour qui ? Ceux-ci sont-ils pensés ou impensés ?
- La claustrophilie peut-elle être considérée uniquement comme un investissement morbide des limites ? Est-elle également un accélérateur de processus créatifs et conceptuels ?
Colloque international et transdisciplinaire
Le colloque s’adresse aux architectes, architectes d’intérieurs et designers impliqués dans la conception de lieux « claustrophiles » ; aux historiens, critiques et experts en sciences humaines et sociales, aux géographes, aux psychologues, psychiatres, médecins et neuroscientifiques, etc. engagés dans l’exégèse et l’interprétation critique de ces « paysages intérieurs » construits en situations d’enfermement, volontaire ou non. Le colloque est également ouvert aux contributions d’artistes, écrivains, photographes, réalisateurs, à ceux qui réinterprètent les espaces claustrophiles par le biais de leur art.
Appel à communications
Les propositions, pour une intervention de trente minutes, ne devront pas excéder 500 mots. Elles seront rédigées en français ou en anglais et seront accompagnées d’une courte biographie de l’auteur d’environ 150 mots. Elles sont à adresser avant le 10 février à l’adresse mail suivant : manon.kalbez@ecolecamondo.net
Calendrier prévisionnel
- 10 décembre 2021 : Envoi de l’appel à communications.
- 10 février 2022: Réception des propositions de communications.
- 15 mars 2022 : Sélection des communications et annonce aux intervenants.
- 17-18 mai 2022 : Rencontres à l’ÉNSA-Versailles et à l’Ecole Camondo-MAD (France).
Lieu(x)
ÉNSA Versailles, 5, avenue de Sceaux, 78000 Versailles, France.
Ecole Camondo-MAD, 266 Bd Raspail, 75014 Paris, France
Comité scientifique
- Javier Fernandez Contreras, architecte et docteur en architecture (École d’Architecture de Madrid – ETSAM), professeur associé et responsable du Département Architecture d’intérieur de la HEAD – Genève
- Imma Forino, architecte, docteure en Aménagement intérieurs et Architecture des intérieurs du Politecnico di Milano, professeure d’Architecture des intérieurs et Design des expositions, Politecnico di Milano, Ecole AUIC, chercheur au département d’Architecture et Etudes Urbains – DAStU.
- Aurélien Fouillet, Docteur en sociologie de l’Université Paris Descartes à la suite d’un Master de Philosophie et chercheur associé au Centre de Recherche en Design (ENS Paris Saclay/ENSCI).
- Alexis Markovics, docteur en histoire de l’architecture moderne et contemporaine de l’Université de Versailles Saint-Quentin/ÉNSA Versailles, Ladrhaus, directeur de la recherche et enseignant à l’Ecole Camondo, chercheur au LéaV.
- Charlotte Poupon, designer, docteure en esthétique et neurosciences de l’Université d’Artois, directrice de la pédagogie et enseignante à l’Ecole Camondo, chercheure associée au LéaV.
- Marion Trousselard, médecin, HDR, professeur agrégé de l’école du Val-de-Grâce en « neurosciences et sciences cognitives », directrice de l’unité neurophysiologie du stress à l’Institut de recherches biomédicales des armées (IRBA), chercheure à l’université de Lorraine, APEMAC UR 4360, Metz
- Annalisa Viati Navone, architecte, docteure en architecture de l’Université de Genève, professeure d’Histoire et Cultures Architecturales à l’ÉNSA Versailles, chercheure au LéaV et à l’Archivio del Moderno (Accademia di architettura – Université de la Suisse italienne).
Responsables scientifiques
- Alexis Markovics, docteur en histoire de l’architecture moderne et contemporaine de l’Université de Versailles Saint-Quentin/ÉNSA Versailles, Ladrhaus, coordinateur pédagogique et enseignant à l’école Camondo, chercheur au LéaV.
- Charlotte Poupon, designer, docteure en esthétique et neurosciences l’Université d’Artois, directrice de la pédagogie et enseignante à l’école Camondo, chercheure associée au Léav.
- Annalisa Viati Navone, architecte, docteure en architecture de l’Institut d’architecture de l’Université de Genève, professeure d’Histoire et cultures architecturales à l’ÉNSA Versailles, chercheure au LéaV et à l’Archivio del Moderno (Accademia di architettura – Université de la Suisse italienne).
Comité d’organisation
- Pierre Louis Gimenez (Université Paris Saclay/LeaV-ÉNSA Versailles/Ecole Camondo-MAD)
- Manon Kalbez (Ecole Camondo-MAD)
- Florence Tajan (LéaV/ÉNSA Versailles)
Secrétariat scientifique
(pour toute demande d’informations)
- Manon Kalbez / manon.kalbez@ecolecamondo.net
Le colloque est lancé par le LéaV-ÉNSA Versailles en partenariat avec l’Ecole de Camondo – MAD