Dans une lettre d’octobre 1968, Henri Malvaux (1908-1994), directeur de l’École Camondo de 1963 à 1983, relève l’importance du cours d’Histoire de l’Art dans la formation dispensée aux futurs architectes d’intérieurs et décorateurs. Dans le cadre d’une réorganisation pédagogique, il revient sur la manière de l’enseigner et promeut une utilisation maximale de « moyens audio-visuels de plus en plus généralisés et réclamés par les élèves.». Les microfilms sont utilisés pour l’enseignement de l’Histoire de l’Art, en complément des visites hebdomadaires de demeures historiques. Extrêmement précieux, les derniers sont conservés à la bibliothèque de l’École Camondo.
Ill. 1 : Office Scolaire d’Etudes pour le Film, Microfilm, « Histoire de Paris, le Paris des philosophes et des Salons au XVIIIe siècle », s. d. .
Le premier professeur assigné à l’enseignement de l’Histoire de l’Art au Centre d’Art et Techniques est Alfred Marie. Alfred Marcel Edmond Marie de son nom complet, naît le 11 juin 1887 à Versailles d’un père épicier et d’une mère sans profession. Son enfance bourgeoise passée dans la ville historique de Versailles constitue la première pierre à l’édifice et joue un rôle certain dans sa grande culture en architecture classique du Grand Siècle.
Du point de vue de la formation, Alfred Marie passe un baccalauréat moderne au Lycée Hoche de Versailles, avant de suivre divers cours d’art appliqués. Le dessin lui est enseigné par le décorateur Ernest Foussier (1859-1917), rue Dautancourt, tandis que l’art de la tapisserie lui est appris par l’artisan Édouard Prégaldini, au n° 12 de la rue Blanche. Il suit également un cours de staff et stuc, donné par M. Raynaud, rue de la Quintinie, ainsi qu’un cours de décoration générale donné par M. Nelson, rue de Chazelles à Paris. Comme ses congénères, Alfred Marie est appelé à effectuer son service militaire à ses dix-huit ans. Il débute le 6 octobre 1905 comme « ouvrier d’art au titre du 28e régiment d’Infanterie » et intègre ainsi le corps des métiers d’arts. Il prend le titre de « soldat de 2eclasse », jusqu’à être réformé par la 3eCommission pour « mal occipital » le 20 octobre 1914. Il est ainsi acquitté de ses obligations quelques semaines seulement après le début de la première guerre mondiale. Ces dix années de service constituent la base de sa formation. Mais c’est aux côtés de Pierre de Nolhac (1859-1936), attaché (1886) puis conservateur (1892) au musée du Château de Versailles qu’il intègre le monde des historiens de l’art. Dans le cadre de missions ciblées, il apporte sa contribution à la conservation et la revalorisation du musée du château de Versailles, alors délaissé par le public à la fin du XIXe siècle. En parallèle, il travaille pour la Maison Jansen de 1911 à 1913. Il contribue notamment à l’ouvrage Jansen décoration sur la partie historique. De décembre 1913 à décembre 1935, Alfred Marie prend part à la Maison d’antiquaires Cérésole et Briquet en tant qu’associé. En 1936, il est choisi par Julien Cain (1887-1974) pour travailler au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale de France comme « correspondant aux connaissances sur Paris et le département de Seine-et-Oise » ce qui l’amène à effectuer le recensement des dessins des Archives des Bâtiments Civils jusqu’en 1945 ; date à laquelle il commence à participer activement à la définition du projet pédagogique du Centre d’Art et de Techniques.
Ill. 2 : Archives privées de Geneviève Pons, Photographie prise lors d’un voyage d’étude en 1945 ou 1946 selon témoignage de Geneviève Pons (de gauche à droite, Michel Arnoult, Geneviève Pons, Alfred Marie en 3ème position, et Bernard Durrussel en 6ème position).
Alfred Marie apparaît comme une personnalité aux compétences plurielles, qui réunit le faire et le penser. Formé aux arts appliqués dans les ateliers parisiens de la fin du XIXe siècle, il tient son érudition de son intérêt pour l’Histoire. Il fait partie des membres fondateurs du Centre d’Art et de Techniques en 1944 et se tient aux côtés du décorateur ensemblier René Prou et de Stéphane Boudin, décorateur et directeur de la Maison Jansen pour faire émerger une nouvelle formation technique à Paris. Dès l’ouverture du C.A.T., il est choisi pour enseigner le cours d’Histoire de l’Art. Il fait partie des quatorze professeurs présents à la rentrée scolaire du 27 septembre 1944. Il assure cette fonction jusqu’à sa démission en février 1969 pour raisons de santé. La mise au programme de l’enseignement historique dès l’ouverture du centre et son maintien aujourd’hui constitue un parti pris de la part des fondateurs, qui d’emblée attribuent une large part à la discipline . En témoigne le premier programme des études de 1945-1946, qui inscrit l’« Histoire de l’art », suivi du cours de « Perspectives». Les cours d’Alfred Marie sont reconnus pour leur apport du point de vue des connaissances historiques et culturelles venant éclairer l’apprentissage des arts appliqués, ce qui n’est pas le cas de toutes les écoles ouvertes à la même époque. L’intitulé même de l’École « Centre d’Art et Techniques » conforte cette idée. Il s’agit d’ancrer le savoir-faire dans une histoire et une théorie des arts plus large.
Henri Malvaux, faisant le bilan sur l’année scolaire 1963, regrette que « ces enseignements de base » ne soient pas donnés aux 1ère, 2èmeet 3èmeannée. En effet, Alfred Marie n’enseigne qu’aux classes supérieures, 4eet 5eannée. Son cours contient deux volets. Le premier est consacré à des « visites de monuments représentatifs de chaque époque ».
L’architecte, urbaniste et scénographe Patrick Bouchain, qui a suivi l’enseignement d’Alfred Marie au C.A.T., nous raconte… Des déambulations dans les rues de Paris, à contempler les immeubles de Lavirotte, aux visites insolites dans les hauts-lieux de la Belle Époque comme le Palais Rose de l’avenue Foch et l’hôtel particulier des Rothschild ou encore ceux du grand siècle comme l’hôtel des ambassadeurs de Hollande. Ces monuments étant fermés au grand public, les élèves du C.A.T. profitent du réseau de leur professeur – nourri par les liens tissés avec les grandes familles françaises, intrinsèquement liées à l’histoire de Versailles – et visitent les plus grandes réalisations d’architecture domestique de la fin du XIXe siècle, comme celle du comte de Castellane, dont l’entrée – dotée de son fameux « escalier évidemment démesuré que sa fantaisie grandiose voulut s’offrir » – tend à imiter le rez-de-chaussée du Grand Trianon.
Ill. 3 : ANONYME, Photographie du vestibule, côté cour d’honneur, s. d.
Quand la nécessité se présente, le cours se poursuit dans le cossu appartement où réside Alfred Marie : un hôtel particulier du 8e arrondissement situé rue Greffulhe. Favorable à une pédagogie du regard, le professeur les incite à pratiquer le dessin et met à disposition sa bibliothèque personnelle constituée de précieux ouvrages et surtout, sa collection de calques fins (45 grammes) – pour la plupart, réalisés de sa main – reprenant des détails d’ensembles architecturaux disparus, comme les appartements des princes transformés en Galerie des Batailles depuis les travaux entrepris par Louis-Philippe. Soucieux de leur offrir une véritable banque d’images, Alfred Marie complète ce répertoire graphique en s’appuyant sur des microfilms. Généralisé dans les années 1960 et favorisé au C.A.T. par Henri Malvaux, le microfilm est le support des historiens par excellence. Utilisés pour palier la disparition de certains ensembles architecturaux ou bien l’impossibilité de voir – dans l’absolu – des œuvres de nature diverse, les microfilms sont considérés comme un moyen d’enrichir la culture visuelle des étudiants. Ils sont classés par catégorie, par siècle et par zone géographique. Ainsi, on retrouve une série portant sur l’Histoire de Paris, allant de Lutèce et le Paris du Moyen Age au Paris de la Révolution, une autre dédiée à l’Architecture gothique en France, sectionnée par régions et par monuments ou encore une série portant sur les artistes allemands du XVIe siècle, dénommée Grunewald, Cranach, Holbein. Ces derniers sont parfois accompagnés d’une note rédigée par les éditeurs, le plus souvent des conservateurs ou attachés de conservation des grands musées français tels que le Musée du Louvre. Parmi les éditeurs, l’Office Scolaire d’Études par le Film ou Les Films Alfred Carlier sont les fournisseurs de l’École. Force est de constater qu’Alfred Marie, alors âgé de 57 ans, reçoit un traitement particulier quant à l’organisation de son cours. Tandis que la majorité des professeurs enseignent dans l’hôtel particulier d’Hubert de Ganay, puis dans l’hôtel particulier Nissim de Camondo au 63 rue de Monceau : « Un seul cours, celui de « l’Histoire de l’Art », [est] donné « par tradition » au domicile du Professeur […] ». L’emploi du terme « tradition » inscrit alors cet enseignement dans une chronologie vaste et continue, et lui confère une certaine assise, qui justifie encore sa place au C.A.T. .
Ill. 4 : Office Scolaire d’Etudes pour le Film, Microfilm, « Histoire de Paris, le Paris des philosophes et des Salons au XVIIIe siècle », s. d. .
Ill. 5 : Les Films Alfred Carlier, Microfilm, « Architecture gothique – Belgique », s. d. .
En parallèle de ses cours donnés au C.A.T., Alfred Marie se voit confier d’autres tâches qui ont participé à l’écriture de l’histoire de l’art français. Nommé expert de la Commission de récupération artistique par le Ministère de l’Éducation nationale en 1945, il effectue notamment deux missions de recherche scientifique en 1948 et 1949, afin de recenser les dessins français des Collections Tessin et Cronstedt en 1949 à la demande du National Museet de Stockholm. Julien Cain, ne manque pas de souligner l’efficacité du travail d’Alfred Marie lors de cette collaboration dans l’introduction de l’ouvrage rédigé à cette occasion :
« Je profitais de la présence à Stockholm, en novembre 1948, de M. Alfred Marie, qui s’intéresse depuis longtemps à l’art français de l’époque classique, pour lui proposer une collaboration qu’il accepta très volontiers. Durant un mois je lui montrai la collection Tessin-Harleman dans laquelle il fit de nombreuses identifications en ce qui concerne notamment les dessins français d’architecture et de jardins.
Le résultat en fut un répertoire des dessins examinés, établi à la fois d’après les noms des auteurs et d’après les monuments, représentés. Une étape était réalisée. »
A ce sujet, Alfred Marie donne une conférence à l’Académie des Beaux-Arts de Paris. Ce dernier donne également de nombreuses communications à la Société de l’Histoire de l’Art Français, qui sont publiées de manière trimestrielle dans un bulletin dédié à la Société. La bibliographie d’Alfred Marie rend compte de son intérêt certain pour le XVIIe siècle et en particulier, pour le cénacle d’architectes travaillant pour Louis XIV. Ainsi, il publie deux volumes sur Jules Hardouin-Mansart et sa contribution dans les travaux d’urbanisme menés à Versailles. En 1947, il publie un ouvrage sur le château de Marly, œuvre clef de l’architecte du roi. Dans le cadre de sa contribution à la revue Médecine de France, il écrit un article sur « Le Nôtre à Versailles » (lien consultable bibli). Enfin, il réalise un catalogue qui inventorie les dessins et papiers de l’architecte Robert de Cotte (1656-1735) – beau-frère de Jules Hardouin-Mansart – à partir du fonds pléthorique conservé à la Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque de l’Institut. La qualité de son travail a permis à François Fossier de soutenir une thèse sur le sujet en 1997. D’autres ouvrages paraissent tout au long de sa carrière, portant le plus souvent sur les châteaux des Rois de France et leurs architectes. Alfred Marie s’intéresse à l’architecture comme faisant partie d’un ensemble, comprenant également l’urbanisme, l’architecture intérieure, la décoration ; en témoigne sa contribution à l’ouvrage de Jean de Hillerin Styles de France. Son article « Une demeure à la manière de Versailles – Un meuble de laque » publié dans Plaisir de France rend compte d’une connaissance très fine du mobilier Louis XV, alors inspirés par l’Extrême Orient, mais également des meubles et ensembles français et des objets composants l’aménagement intérieur, dont l’aspect utilitaire n’enlève rien à la recherche esthétique qui leur est consacrée. Certains de ses ouvrages sont co-signés par sa sœur, Jeanne Marie. Alfred et Jeanne Marie rechignent au schéma familial traditionnel, au profit d’une vie de célibataires sans enfants, vivant ensemble dans ce fameux appartement du 8earrondissement, dont la bibliothèque a fait rêver plus d’un élève de l’école, comme s’en souvient Patrick Bouchain.
Force est de constater l’apport d’Alfred Marie sur l’histoire de la création et la formation du goût dans la seconde moitié du XXe siècle. Son enseignement à l’École Camondo durant près de 25 ans profite à des générations de praticiens qui font l’histoire de l’architecture intérieure et du design français. Ce dernier a également mis à profit ses connaissances pour valorisation des collections de nombreux musées français – musée du Château de Versailles, musée du Château de Fontainebleau – et étrangers, parmi lesquels le MET ou encore la Wallace collection. Ce dernier a également eu un rôle certain dans la protection des collections napoléoniennes, puisqu’il a été le conservateur des collections de S.A.I. le prince Napoléon de 1955 à 1964, auxquelles sont venues se greffer les collections de S.A. le prince Napoléon Murat en 1961. En parallèle, il travaille comme Directeur des Expositions aux Invalides de 1955 à 1964. Cette fonction lui vaut la rédaction d’un catalogue, publié à l’occasion de l’exposition Napoléon et Paris, qui a lieu au Musée de l’Armée en 1955. Sa vie est dédiée à la valorisation, la protection et l’enseignement des arts.
Alfred Marie meurt le 6 avril 1981, non loin de l’hôpital Saint-Joseph si l’on en croit la déclaration d’un jeune commerçant du 14earrondissement.
Ill. 6 : Les Films Alfred Carlier, Microfilm, « Allemagne XVIe : Grunewald, Cranach, Holbein », s. d. .
Pour citer cet article : Kalbez, Manon, « Alfred Marie (1887-1981), Ou 25 ans d’Histoire de l’Art au Centre d’Art et de Techniques », site Recherche et Trouverche, novembre 2021.