L’architecture intérieure ça n’existe pas #014

Publié par Bertrand Ehrhart14 septembre 2016

Carine Olliver est l’auteur d’un article paru dans la Revue française de sociologie en 2012 intitulé Division du travail et concurrences sur le marché de l’architecture d’intérieur : Propositions pour une analyse des formes des groupes professionnels. Cette étude sociologique des professionnels de l’architecture intérieure est riche en enseignements, nous vous en proposons un résumé :

L’auteur pose d’abord le contexte théorique sociologique relatif aux professionnalisations, en rappelant que deux tendances ont cours, à savoir celle des fonctionnalistes qui met en évidence les traits spécifiques en œuvre permettant la pérennité d’un système social, et celle des interactionnistes, qui considèrent la sociologie d’une profession comme un processus en recomposition permanente.

Carine Ollivier ambitionne évidemment de mettre tout le monde d’accord en appliquant les deux théories à la profession singulière des architectes d’intérieur, pour éviter le double écueil d’un fonctionnalisme linéaire ou d’une déconstruction systématique.

Carine Ollivier annonce dès son introduction que l’article montre que ce groupe professionnel, qui voit le jour à l’issue de la seconde guerre mondiale, a pris forme au gré de l’évolution des marchés conquis par les architectes d’intérieur, dans une communauté de pratiques, et se caractérise – plus que par un statut bien établi – par trois grandes formes.

Cette enquête – entretiens avec 80 architectes d’intérieur et 30 autres acteurs de la maîtrise d’œuvre, examen des pédagogies des écoles, enquêtes au cours de salons et au sein d’associations professionnelles etc – suivie de son analyse sociologique, apporte des enseignements pertinents :

Le constat est fait tout d’abord de l’apparition du titre d’architecte décorateur dans les années 1920, qui distingue ses praticiens des tenants de l’art nouveau. L’UAM est ainsi considéré comme l’organisme fondateur de l’architecture intérieure en France, tant pour les professionnels que pour les écoles d’arts appliqués, qui reconstituent grâce à cette référence une histoire de leur spécialité encore à construire.

C’est l’époque d’une activité d’avant-garde, le véritable développement de l’architecture intérieure n’intervenant qu’après la guerre, à l’instar du design dans les pays anglo-saxons.

L’UADCE est créée en 1946, qui distingue décoration, en voie de dénigrement, et création d’ensembles, conçue comme une activité d’architecture appliquée aux intérieurs.

Durant cette période de la reconstruction, l’activité de ces créateurs reste surtout élitiste, qui s’appuie sur les réseaux des décorateurs d’avant guerre et sur les salons.

C’est avec la croissance économique des trente glorieuses que les architectes d’intérieur vont pouvoir s’adresser à un public plus nombreux, et prendre un essor professionnel en optant majoritairement pour un statut libéral.

Cet essor est dû d’abord au fait que les architectes délaissent le secteur de l’aménagement et de la réhabilitation, ensuite parce l’explosion de la consommation de masse liée à une hausse rapide du niveau de vie est accompagnée de l’apparition de nouveaux matériaux et de modes de productions rendant les productions plus accessibles.

L’accession massive des populations à la propriété ouvre de nouveaux marchés comme les cuisines équipées ou les salles de bain, et l’essor du commerce et de l’économie toute entière ouvre les marchés des boutiques et magasins, et des aménagements de bureaux.

L’adoption du titre d’architecte d’intérieur est ainsi le fruit de stratégies concurrentielles individuelles, et non pas, jusque dans les années 1970, dû à une quelconque initiative d’un groupe organisé.

Ce n’est qu’en 1968 que les écoles entérinent ce mouvement, d’abord Peninghen vite suivi de Camondo et Boulle, en revendiquant la formation d’architecte d’intérieur.

Plusieurs syndicats sont créés : le CAIM en 1961 qui remplace l’UADCE et le SAIDF en 1971, mais leur missions s’apparentent plus à la défense des intérêts des praticiens qu’à la promotion d’une profession.

C’est donc surtout de l’agrégation d’initiatives personnelles que naît le groupe sociologique professionnel des architectes d’intérieur.

La crise économique des années 1970 aboutit à la loi sur l’architecture de 1977, qui exclue les concurrents des architectes.

Les syndicats apparus plus tôt vont alors servir de socle à une mobilisation pour défendre les intérêts des architectes d’intérieur, faisant apparaître une identité collective. En 1976, le CAIM se transforme en SNAI, qui va rechercher le soutien d’une partie de la profession d’architecte, et oeuvrer pour fédérer le groupe professionnel des architectes d’intérieur.

Des négociations entre CNOA et SNAI aboutissent en 1981 à la mise en place d’un titre d’architecte d’intérieur que le nouvel organisme OPQAI est chargé de contrôler.

Mais le statut juridique des architectes d’intérieur n’est définit qu’en creux par le CNOA, leur réservant les activités ne relevant pas des prérogatives des architectes.

Architectes et architectes d’intérieur s’entendent malgré tout dans le cadre de l’OPQAI, pour exclure la dénomination de Décorateur, jugée alors dévalorisante par les uns et les autres. L’Etat ne souhaite pas ajouter une profession réglementée à sa liste, un statut monopolistique protégé s’avère inatteignable.

Le lien avec des établissements d’enseignement supérieur chargés de la distribution des titres est dès lors essentiel, diplôme et qualification opérant une fusion informelle.

L’OPQAI ni aucun autre organisme n’obtiendra cependant jamais le moyen légal d’empêcher quiconque le souhaite de porter le titre d’architecte d’intérieur.

La qualification par l’OPQAI a tout de même alors le mérite d’exister, mais qui n’est octroyée qu’aux architectes d’intérieur exerçant en libéral, à l’exclusion de tout salarié qui bénéficie cependant d’une Capacité (procédure qui a pour objectif d’inciter les architectes d’intérieurs salariés à s’installer en profession libérale pour atteindre le Graal de la qualification).

Nouvelle crise du bâtiment dans les années 1990, le CNOA, qui n’a pas renoncé à mettre la main sur le marché de la réhabilitation et de l’aménagement, quitte l’OPQAI, qui se transforme, en 2000, en CFAI.

Depuis, l’OPQAI/CFAI profite de ses liens privilégiés avec les écoles et avec le Ministère de la culture pour définir des cursus de formation conformes à ses représentations de l’activité : Charte sur la formation cosignée par la DAPA et le Ministère de l’éducation nationale en 1996, et création du CNCP.

Mais ces deux outils n’offrent aucun rôle coercitif et ne sont pas un moyen d’interdire l’accès au marché de l’architecture intérieure aux non certifiés.

Trois formes pour ce groupe professionnel :

Un groupe en soi, dans une logique interindividuelle d’adoption d’une dénomination ;
Un groupe pour soi, émergeant dans le contexte de crise économique, de prise de conscience d’un destin partagé et de stratégies collectives ;
Un troisième groupe hétérogène avec, au sommet, des tentatives de mise en place d’un ordre professionnel, et à sa base des stratégies concurrentielles individuelles.

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