Dans le contexte historique de la fin de la seconde guerre mondiale, quelles hypothèses pour répondre à la question des motivations des initiateurs du Centre d’art et de techniques (CAT) pour créer à Paris une nouvelle école d’arts appliqués ?
Geneviève Pons témoigne que l’effectif étudiant de la première promotion du CAT provient exclusivement de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), et que toujours dixit Geneviève Pons, le CAT a été mis en place pour pallier au manque technique opérationnel du programme pédagogique de l’ENSAD de l’époque (1944).
Entre les 2 guerres mondiales, l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs fait l’objet d’un débat sur la légitimité de son enseignement, singulièrement à propos de l’articulation de l’architecture avec la décoration.
Les racines de ce débat dépassent la seule question des enseignements, et sont contemporaines du développement du style Art Déco, qui permet à la collaboration entre architectes et décorateurs de prendre de l’ampleur dans les années 1920, tandis qu’au contraire avec la crise économique des années 1930, les acteurs du bâtiment revendiquent leurs domaines réservés.
Cet entre-deux guerres est l’âge d’or des ensembliers décorateurs qui remet en cause la répartition traditionnelle des tâches entre architectes et décorateurs, puisque le succès public des productions Art Déco est tel qu’il finit parfois par assujettir les architectes aux décorateurs.
C’est entre 1922 et 1939 que des architectes diplômés par l’Etat (DPE-DAD) sortent de l’ENSAD, issus d’un programme pédagogique dont l’un des objectifs est d’établir les bases d’un accord entre les futurs maîtres d’œuvre et ceux qui seront appelés à collaborer avec eux.
Des architectes de la Société des architectes diplômés par le gouvernement (SADG) sont recrutés par l’ENSAD dans les années 1930 pour un enseignement plus technique de la construction jusque-là lacunaire, ce qui aidera à une reconnaissance par la Fédération française d’architectes du diplôme DPE-DAD au même niveau que le DPLG en 1936.
Les concours d’entrée témoignent d’une opposition à l’académisme des Beaux-Arts, puisqu’ils portent à l’ENSAD sur l’habitat et les nouveaux espaces urbains. L’enseignement est marqué par Viollet-le-Duc, ancien enseignant de l’ENSAD, dans un attachement au régionalisme, loin du style international.
En 1937, Paul Landowski, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts, défend une réforme qui retirerait l’enseignement de l’architecture à l’ENSAD, qui deviendrait une école préparatoire aux Beaux-Arts et un département arts appliqués des Beaux-Arts. Cette réforme est voulue en sous-main par la SADG, qui profite d’une volonté du Front populaire d’entamer une politique culturelle et éducative nouvelle.
Cette lutte d’influence prend d’autant plus d’ampleur que la crise des années 1930 fait chuter les commandes et exacerbe la concurrence entre les architectes.
Les DPE-DAD en exercice sont pour beaucoup des architectes des Monuments historiques, le réseau des enseignants, dans la tradition de Viollet-le-Duc, leur permettant d’intégrer ce corps tandis qu’ils sont souvent rejetés des grands concours publics, sans doute victimes du lobbying de la SADG.
Pourtant, en 1939, l’ENSAD est reconnue apte à enseigner l’architecture au même titre que l’ENSBA et que l’Ecole spéciale d’architecture (ESA).
En 1939 est par ailleurs créé un diplôme d’ensemblier décorateur à l’ENSAD.
L’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs voit alors son développement historique – l’Ecole Royale gratuite de dessin est fondée en 1766 (1) – à son apogée. Mais on est en 1939.
En 1940, le gouvernement de Vichy confie la direction des Beaux-Arts à Louis Hautecoeur, depuis longtemps partisan de la suppression de l’enseignement de l’architecture à l’ENSAD. L’ordre des architectes est fondé le 31 décembre 1940, l’agrément gouvernemental pour l’enseignement du métier d’architecte est retiré à l’ENSAD dans la foulée, Paul Landowski est chargé de fondre les 2 écoles sous une direction unique.
En 1939, de nombreux professeurs et étudiants sont mobilisés, restent les enseignants les plus âgés, les étudiants les plus jeunes et les jeunes filles qui deviennent majoritaires (la photographie à la Une de cet article, d’un cours de modèle vivant à l’ENSAD dans les années 1940, en témoigne).
Une annexe est installée à Bordeaux dans une aile du musée de peinture et de sculpture.
En 1940, à la suite d’une tentative de commémoration du 11 novembre répondant à l’appel sur la BBC de Maurice Schumann et à laquelle les étudiants répondent activement, l’école est fermée. Elle rouvrira partiellement en 1941, sous la direction commune avec l’ENSBA par Landowski, mais l’ENSAD est désormais amputée de sa section d’architecture. Léon Deshairs (2), directeur depuis 1931, est démis de ses fonctions.
La mise sous tutelle de l’ENSAD par l’ENSBA est discutée au sein d’une commission d’études présidée par Landowski, et dont René Prou (3) était membre en tant que représentant de l’ENSAD. La mission exclusive, pendant la guerre, de l’école, devient la création de modèles pour l’industrie. C’est Louis Hautecoeur qui mettra en place la mise sous tutelle de l’ENSAD en 1942.
L’ENSAD retrouvera partiellement son autonomie en 1943 avec le retour de Léon Deshairs à sa direction, après une mobilisation des enseignants de l’école auprès du nouveau sous-directeur qui avait succédé à Paul Landowski : Paul Tournon.
En 1944, Deshairs définit dans un rapport daté du mois d’octobre la spécificité de l’ENSAD avec la notion d’artiste décorateur, réaffirmant les principes d’avant-guerre, mais recentrés, puisque l’architecture a disparu des disciplines enseignées. Le but de l’école y est décrit : former des « créateurs de modèles pour toutes les industries qui concourent soit au mobilier et au décor de la maison et de la rue, soit à la parure de l’homme ».
La formation était de 3 ans, elle passe à 4 années en 1943, la 4e année étant dédiée à une spécialisation.
Léon Moussinac succède à Deshairs en 1946, mettant en place ses préceptes, qui aboutissent à la première promotion d’un diplôme de décorateur en 1949.
Entre temps, cette situation incertaine de l’ENSAD motive certains de ses enseignants, on le suppose car la documentation pour alimenter cette hypothèse est lacunaire, à créer une école, le CAT qui deviendra l’école Camondo, pour compléter la formation des étudiants de l’ENSAD.
(1) Les 2 tomes de L’histoire de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs (1766-1941) et (1941-2010), disponibles à la bibliothèque de l’école Camondo, constituent la source bibliographique principale de cet article.
(2) Léon Deshairs, rédacteur en chef d’Art & décoration, conservateur de la bibliothèque de l’UCAD de 1904 à 1931, professeur en histoire de l’art à partir de 1920 puis directeur de l’ENSAD de 1931 à 1941. Deshairs est le théoricien (il signe un rapport intitulé Faut-il réformer l’Ecole des Arts Décoratifs ? écrit en 1937) de la mission de l’ENSAD, au carrefour entre art, architecture et industrie. Le mot Décorateur dans son rapport peut être remplacé par le mot Concepteur. Il conçoit la décoration comme la résolution de problèmes, à l’intersection entre démarches artistique et méthodique. Sa méthode consiste à ne pas séparer les disciplines, peinture, sculpture, création de modèles et architecture, toutes au service les unes des autres. Dans un rapport de 1944, il réaffirme que l’ENSAD n’est ni une école technique (concurrence de Boulle, Estienne) fondée sur l’apprentissage d’un métier, ni une école des beaux-arts, dans la mesure où elle ne perd pas de vue l’union de l’utile et du beau.
(3) René Prou, figure centrale du projet école Camondo, est enseignant chef d’atelier d’art industriel à l’ENSAD à partir de 1935 et jusqu’à sa mort en 1947. Il est membre du Conseil d’administration de l’Union Centrale des Arts Décoratifs. Il dirige l’atelier Pomone du Bon Marché, où Etienne-Henri Martin, par ailleurs enseignant à l’école Boulle, est son collaborateur. Etienne-Henri Martin sera de la première équipe enseignante du CAT en 1944.