Dans cet ouvrage, qui mêle observations et prospections scientifiques, l’auteure opère une territorialisation d’un aspect de l’histoire des femmes qui questionne l’expérience féminine du design par les goûts personnels. Stéréotypes de genres, diktats et différences supposés entre goûts féminin et masculin y sont questionnés.
Le livre est composé de trois parties chronologiques, de 1830 à 1970. Penny Sparke y démontre comment, dans nos cultures occidentales, le goût est un «agent de discrimination esthétique», basé sur des problématiques de genre allant jusqu’à exclure la culture matérielle féminine. La vie domestique devient le lieux de la domestication de la femme qui va de pair avec une domination du féminin. Le bon goût est attribué aux femmes, mais elles sont exclues de la conception et du design qui, eux, relèvent du domaine du masculin. L’auteure démontre les paradoxes de la culture moderne, où les comportements des sujets reposent sur des archétypes sociaux qui les affectent.
Résumé du chapitre : «Une institution édictée par Dieu lui-même» : l’idéal domestique
Le « goût féminin », définit de façon courante dans notre culture occidentale industrialisée, regroupe un ensemble de préférences esthétiques. Ce corpus, composé d’étalage de bibelot «inutiles», d’excès et de clinquant, apparaît au XIXème siècle. Avec la révolution industrielle, la femme consomme pour habiller son intérieur. Le goût féminin est alors défini et valorisé, il est perçu comme un élément nécessaire au bon fonctionnement de la société.
La femme ordonne la vie domestique, dont elle va jusqu’à devenir un des éléments esthétiques. Elle embellit son intérieur tant par les aménagements que par sa présence. À l’époque Victorienne, la beauté est considérée comme une vertu naturellement et biologiquement féminine. Il est donc logique que la femme soit considérée comme idéalement qualifiée pour en imprégner, à tous les niveaux, son cadre domestique.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, en Angleterre, dans une société en pleine mutation économique, le foyer desserre l’étau. Il propose un nouvel environnement exempt de stress, démonstration de la supériorité morale de ses occupants, de la réussite de leurs affaires et de la supériorité de leur nation.
À la même époque, aux Etat-Unis, ces idées s’expriment de façon éminemment politique. Le foyer y est porteur d’un rôle politique, religieux, émotionnel et social. Cela profite aux femmes tant pour agir dans le domaine privé que public, où l’on voit émerger un « féminisme domestique ». La valorisation du foyer permet aux femmes de légitimer leurs revendications. Ce mouvement connaîtra un retour de bâton conservateur à la fin du XIXème siècle.
Le foyer sert, au XIXème siècle, à montrer son appartenance à la classe moyenne. La tâche de meubler le lieu revient à la maîtresse de maison qui doit jongler avec un paradoxe: il est nécessaire de montrer, matériellement, son statut social, tout en respectant l’idéal de la famille de la classe moyenne, qui se doit d’être économe et modeste dans la gestion quotidienne de ses affaires. Le foyer est un lieu de bon goût, moral comme esthétique.
De nombreuses familles de la classe moyenne londonienne s’écartent des centres villes pour s’établir dans des banlieues pavillonnaires. Une distance se crée entre le monde du travail et celui du foyer pour éviter que la sphère domestique ne soit contaminée par la sphère commerciale. La femme s’occupe du refuge que devient la maison, où elle passe le plupart de son temps. Si on peut trouver des textes rattachant femmes et foyers datant de la Grèce antique, on ne peut pas nier que le culte de l’espace domestique, apparu au XIXème siècle, est fondé sur le genre. A l’époque Victorienne, les femmes sont chargées d’édifier un cadre moral à leurs familles et à leurs vies émotionnelles. Elles doivent établir un foyer où règnent bonnes manières et respectabilité, pendant que les hommes occupent les sphères du travail, de la rationalité et de l’utilité.
Au sein de la maison Victorienne même, il existe des espaces marqués par le genre. Le domaine du masculin est celui de la salle de billard, le fumoir, la salle d’armes, le dressing, le bureau. La salle à manger est considérée comme le domaine du mari, tandis que le salon, la salle à coucher, sont ceux du féminin.
Au XIXème siècle, morale et esthétique sont liées, où le « bon » se confond avec le « beau ». La femme incarne beauté et bonnes moeurs. L’épouse Victorienne doit proposer un foyer confortable, rassurant, démontrant son bon goût. Elle doit savoir composer avec les nouveautés, un intérieur qui reste rassurant, sans stress. La notion de confort, de sécurité y sont importantes. Elle suggère, en termes matériels, des possessions anciennes, traditionnelles, évoquant un passé rassurant. Elle s’exprime aussi par les coussins, des textures douces, les formes arrondies, les couleurs pastels, les renvois au monde matériel. Des livres et des périodiques apparaissent alors pour apprendre aux femmes comment agir, en public comme en privé.
La dimension matérielle assignée au foyer ne fait ensuite que croître. Dans le même temps, cet espace perd peu à peu son caractère de droiture morale ou religieuse. Le goût de la maîtresse de maison devient de plus en plus central pour montrer la position sociale de sa famille. Celui-ci doit être visible dans tous les éléments pratiques et décoratifs qu’on y trouve. Ils finissent par représenter l’idéal domestique qu’ils ont contribué à forger.
Laurence Mauderli, As Long as It’s Pink, ou les racines anglo-saxonnes des études sur le design, le foyer et le genre
Retour méthodologique : L’auteure évoque son travail comme une proposition «d’étendre l’idée de «média» […] pour y inclure les objets de design et les espaces domestiques tels que nous habitons au quotidien», pensant nos intérieurs privés comme inévitablement contaminés par des magazines lifestyles, des séries télévisées et bien d’autres éléments de la culture des médias de masse.
L’auteure défend également la thèse que la consommation revêt, pour les femmes, hormis son aspect capitaliste, une composante libératrice, notamment dans la construction de leur identité. Penny Sparke pense alors les femmes comme des consommatrices sensibles aux jeux du design et du marketing et averties des pièges qui s’y logent.
Paysage historiographique : La bibliographie de l’ouvrage, 420 références, nous montre l’étendue des domaines intervenant dans la réflexion de l’auteure autour des interventions des femmes au sein de la sphère domestique. Parmi les auteurs cité se trouve Isabelle Anscombe dont l’ouvrage A Woman’s touch : Women in Design from 1860 to the present Day, parut en 1984, explore le lien entre femme et sphère domestique à travers la décoration d’intérieur pensée comme un agent clé de la construction de l’identité ; ou encore Wild things. The Material Cultures of Everday Life de Judy Attfield, édité en 2010, où l’auteure examine les objets, leurs usages, leurs possibles contributions à agencer un «monde moderne plus humain».
L’aboutissement des recherches de Penny Sparkle met en exergue la question de savoir si le manque d’intérêt pour l’étude des choses ordinaires et quotidiennes n’est pas à mettre en lien direct avec un désintérêt de l’histoire des femmes. Design, culture matérielle et espaces sont considérés dans leurs rapports corrélatifs comme capables de mieux nous faire comprendre l’identité de ce qui les fabrique, les pratiques au quotidien ainsi que les constructions d’identité de genre.
Plongée dans des origines historiques : L’auteure explique l’importance du goût dit féminin au XIXème siècle, qui devient l’équivalent du bon goût. Le «culte de la vie domestique» devient le lieu de démonstration où la femme est chargée de la vie domestique qui participera à construire son identité.
Cet article est signé Laure Semichon-Linard, diplôme Camondo 2023
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